Comparer la parole en sociologie historique
Par Emmanuel Taïeb
Ceteris paribus, et Mutatis mutandis. Derrière ces deux locutions se trouvent, de mon point de vue, deux perspectives alternatives de comparatisme historique, et d’une façon générale en sciences sociales. Ceteris paribus (ceteris paribus sic stantibus), « toutes choses égales par ailleurs », renvoie pour le comparatiste au fait d’écarter volontairement de l’analyse certaines des caractéristiques des phénomènes étudiés, qui paraissent différer au point qu’elles pourraient altérer la comparaison, si cet avertissement n’était pas fait. Ce « toutes choses égales par ailleurs » implique donc que l’identité de phénomènes différents n’est pas absolue, et dépend d’un certain contexte qu’il faut indiquer. On est donc en présence d’une perspective comparatiste prudente, d’une « perspective particulariste », car elle pose que la comparaison n’entame pas la spécificité absolue des objets étudiés.
Mutatis mutandis, « en changeant ce qui doit être changé ». Ici, c’est l’idée que les phénomènes comparés sont identiques, à quelques points près qu’il faut adapter, mais qui ne changent pas radicalement la situation et la validité de la comparaison. Au contraire, ils la confirment. Il y a donc l’idée d’une adaptation des phénomènes comparés pour les besoins de l’analyse. C’est cette adaptation qui permet d’ailleurs la comparaison. Les dissemblances sont repérées et une adaptation est nécessaire, sans que cette dernière altère les ressemblances. Cela signifie que ce qui est changé concerne des éléments jugés secondaires. À l’inverse du ceteris paribus, qui est particulariste, l’approche mutatis mutandis, relève d’une hypothèse anthropologique ou d’une hypothèse structurale. Elle affirme que par-delà les contextes historiques et les espaces, il existe des principes organisateurs communs de la participation dans les sociétés. C’est une perspective moins prudente, permettant une montée en généralité de la théorie, et ouvrant à de vastes comparaisons.
Par rapport à ces deux approches possibles, où se placent l’introduction et le numéro de Participations ? La réponse est délicate, car les coordinateurs du numéro ont fait le choix de… ne pas choisir. Ils affirment ne pas être dans le ceteris paribus, mais dans le « presque toutes choses égales par ailleurs » (p. 15). C’est-à-dire dans une approche qui admet la singularité des faits étudiés. Les auteurs procèdent donc à cette opération, très bien décrite par François Buton et Nicolas Mariot, de dé-singularisation et de re-singularisation/contextualisation des phénomènes historiques (Buton, Mariot, 2009, p. 18). Il semble cependant que le numéro soit plutôt dans le « en changeant ce qui doit être changé » (et le plus souvent ce qui doit être changé est le contexte historique), qui seul permet la comparaison entre des objets aussi différents que les procédures antiques, les enquêtes publiques médiévales, les kessha japonais, les clubs, ou les réunions publiques. Du reste, l’introduction ne tranche pas complètement la question de savoir si le comparatisme porte sur ces objets entre eux, ou sur chacun d’entre eux avec les mécanismes contemporains.
D’une façon générale, l’introduction est donc à la fois subtile et mesurée dans l’énoncé de ce qui est comparable ou pas. Et à vrai dire, je partage grandement cette manière de faire. Une fois qu’on a posé – mots d’ordre du moment – avec Marcel Détienne qu’il faut « comparer l’incomparable » et avec Nicole Loraux qu’on peut aller jusqu’à « l’anachronisme contrôlé », que fait-on ? Et bien, on écrit cette introduction. Les socio-historiens pourront se retrouver dans le programme comparatiste adopté, ainsi que dans plusieurs de ses attendus dans le cas de la participation. En particulier, le désir de casser l’amnésie qui fait croire que les mécanismes de participation actuels sont des innovations, alors qu’il en a existé de similaires dans le passé. L’adoption d’une démarche socio-historique génétique plurielle[1], soucieuse de chercher des racines à la délibération me paraît aussi bien à même de dégager la prégnance du passé sur les expériences postérieures.
De même, on notera le désir des auteurs d’éviter que le recours à l’histoire ne tourne à la légitimation des procédures et de l’objet participation. Pour reprendre les catégories de Bernard Manin (dans son entretien en fin de numéro), il y a en effet toujours le soupçon que l’intérêt normatif pour la délibération ne prenne le pas sur l’intérêt historique et scientifique.
Enfin, je trouve appréciable la volonté de pratiquer un « comparatisme expérimental » (p. 14), ou ce que Buton et Mariot appellent un « comparatisme sauvage » (Buton et al., 2009, p. 17). Car on sait bien qu’à l’origine de la comparaison il y a souvent une impression un peu indéfinissable, de l’ordre de l’intuition, qui laisse penser que la comparaison est possible, qui laisse entrevoir des ressemblances jusque-là insoupçonnées ; l’analyse consécutive confirmant ou non le déclic initial. Le désir de comparer fonctionne sur le mode du « cela me fait penser à ceci ou cela chez nous et aujourd’hui, ou ailleurs ou avant » (Buton et al., 2009, p. 17). Et il me semble que tout le numéro est fondé sur cette idée.
Si l’introduction est riche, elle appelle tout de même quelques prolongements et questionnements. Tout d’abord, il n’y a pas de véritable socio-analyse, l’introduction n’explicitant pas pourquoi les auteurs travaillent sur cet objet. Surtout, à la page 20, les coordinateurs admettent que l’étude du passé permet d’en tirer des enseignements utiles pour les dispositifs contemporains. Ceci donne à l’introduction un tour plus normatif, pourtant rejeté précédemment. Ensuite, l’introduction ne se réfère pas aux travaux comparatistes, et notamment ceux de politistes comparatistes (Mattei Dogan, Hanspeter Kriesi ou Giovanni Sartori par exemple). Elle n’indique pas non plus de méthode particulière de comparaison, que ce soit au niveau des objets, des sources archivistiques et de la théorie envisagée. Ici, il semble que la « comparaison » promue est avant tout à comprendre comme la « juxtaposition » des articles monographiques du numéro. L’introduction propose des axes communs pour penser ces objets différents, mais on notera que les articles eux-mêmes ne comparent pas avec les autres objets du numéro, et que ces articles en eux-mêmes ne sont pas comparatistes (à l’exception de l’article co-écrit par Paula Cossart et William Keith). Enfin, dernier point, qui nous ramène au début du propos : comparer pour quoi faire ? A cette question Sartori répond : pour vérifier qu’une généralisation reste valable pour tous les cas auxquels elle s’applique (Sartori, 1994) ; pour faire donc une théorie ou au minimum une typologie.
Ces premières limites posées, on peut se demander quelle position sur le comparatisme adoptent les coordinateurs du numéro. Toute l’introduction repose sur l’idée implicite d’une ressemblance entre des dispositifs qui mettent en co-présence le peuple et ses dirigeants, qui organisent une discussion ou une délibération, laquelle aboutit à une décision. Sous cet aspect, le numéro fonctionne bien, et certaines passerelles historiques sont spectaculaires et stimulantes. Mais, comme le rappelle Philippe Corcuff (2011, p. 1132), il ne faut pas oublier que l’on est quand même dans le « comme si » c’était comparable, et que l’objectif est surtout d’éclairer des réalités irréductibles.
Il me semble cependant que si tout est comparable, tout n’est pas nécessairement ressemblant. Un développement sur ce dernier point nous entraînerait trop loin, et ce n’est pas l’endroit ; mais il faut indiquer que si la proposition de « comparer l’incomparable » est toujours recevable, et qu’en principe tout est toujours comparable, simultanément accroître l’assimilation et diminuer la différence entre objets (comparaison forcée), ou inversement diminuer l’assimilation et accroître la différence entre objets (comparaison évitée), risque dans le premier cas de brouiller la théorie et d’écraser sous une catégorie artificielle les expériences vécues, et dans le second de se priver d’un rapprochement heuristiquement et conceptuellement fécond. Giorgio Agamben, par exemple, rapproche le statut des juifs dans les camps de concentration de celui des Talibans détenus à Guantánamo (Agamben, 2003, p. 13), sans indiquer les termes de la comparaison, et évite de comparer structures, démographies et fins de ces lieux particuliers, qui diffèrent en tout. Dans le même mouvement, d’autres auteurs forcent la comparaison entre Auschwitz et Guantánamo (Ross, 2004), ne se contentant pas de convoquer le cas historique au service de l’analyse du contemporain, mais posant une ressemblance à partir de leurs plus petites propriétés communes (espace clos, détention, lois d’exception) ; oubliant de même les différences qui minent la ressemblance. C’est la limite du genre, quand, faute d’imagination ou de culture, la comparaison convoque l’exemple historique le plus connu pour en faire le plus parlant. L’opération comparatiste entend alors prouver la ressemblance, mais en réduisant à l’extrême les spécificités de chacun des éléments de la comparaison, pour la permettre. Ce faisant, non seulement elle brouille les différences entre les cas étudiés, et leur compréhension, mais surtout elle finit par affirmer l’identité d’expériences vécues incommensurables.
Je voudrais finir par une dernière proposition méthodologique. Globalement, le numéro respecte bien l’approche selon laquelle toute comparaison diachronique doit prendre la forme d’une comparaison conceptuelle. Paul Veyne, dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, rappelle en effet que l’histoire est par définition histoire comparée, mais que réduire les faits historiques à leur époque ne permet pas de les travailler conceptuellement. Le droit romain ne prend pas place dans une boîte appelée Rome, mais parmi d’autres droits, dit Paul Veyne. Il poursuit : « Les faits historiques ne s’organisent pas par périodes et par peuples, mais par notions ; ils n’ont pas à être replacés en leur temps, mais sous leur concept. » (Veyne, 1976, p. 49) Il me semble qu’on peut prolonger l’idée de Paul Veyne dans une direction un peu différente. Si la comparaison diachronique est la comparaison de concepts, cela n’exclut pas de travailler le concept synchroniquement. Afin de savoir ce que sa singularité doit ou non à son époque. Par exemple, pour travailler les émotions qui sont activées dans la population par une exécution capitale, il faut aussi regarder du côté des émotions activées dans le cas de la mise à mort des animaux, ou dans le cas de la corrida. Et si l’on constate que ce sont les mêmes émotions, alors on pourra imaginer qu’il existe quelque chose comme un « système d’émotions », un « répertoire d’émotions » à une époque donnée, et que l’évolution des émotions ou des sensibilités à l’égard de la peine de mort ne se comprend que dans le cadre de ce système (Taïeb, 2013).
Il est dommage qu’un tel travail de comparaison synchronique ne soit pas fait dans les diverses contributions sur la question de la participation. Sauf dans l’article de Noémie Villacèque, qui convoque les formes théâtrales générales pour les rapprocher de la Pnyx. Mais sinon, très souvent sont isolés un concept ou une pratique (la délibération), un lieu (une arène, une assemblée, une réunion), à une époque donnée, mais qui sont en même temps coupés de cette époque. Car l’époque est pensée comme un moment dans un découpage chronologique, pas comme un système. Or, il pourrait être intéressant de savoir comment s’organise la parole, d’une façon générale, à une époque donnée. Pour voir ce que la délibération doit aux modalités de prise de parole de son temps. Il faudrait par exemple aller voir les modalités de discussion, d’échanges et d’oralité qui existent en même temps que la délibération étudiée. Voir donc comment circule la parole lors d’un prêche, à l’école, ou encore dans une cour de justice. Faute de quoi, on risque de surestimer la singularité de la délibération étudiée, si en réalité cette manière de délibérer est tout à fait conforme à la manière de faire circuler la parole à une époque donnée. De la même façon, ce type de comparaison synchronique permet aussi de voir ce que la délibération ne doit éventuellement pas à son époque, et autorise alors les comparaisons diachronique et conceptuelle.
Replacer la parole dans son époque, mais aussi replacer le silence. Lequel silence a autant de sens que la parole qu’il laisse en suspens. Dans le numéro, Frédéric Graber est le seul à s’y intéresser[2], pour y voir un consentement à l’enquête publique. Hérodote voyait déjà dans le silence des Perses leur condition de sujets (Montiglio, 1994, p. 39), par opposition au thorubos grec. Ce ne serait pourtant pas le thorubos, le tumulte, qui serait central là, mais son quasi-homonyme biblique, le tohu-bohu, qui possède les deux sens en même temps : celui du chaos et du tumulte, mais aussi celui de l’informel et du vide. Peut-être un programme de recherche ?
Bibliographie
Agamben G., 2003, Etat d’exception. Homo sacer, II, 1, Paris, Seuil.
Buton F., Mariot N., 2009, « Surmonter la distance. Ce que la socio-histoire doit aux sciences sociales », in F. Buton, N. Mariot (dir.), Pratiques et méthodes de la socio-histoire, CURAPP, PUF.
Corcuff Ph., 2011, « Analyse politique, histoire et pluralisation des modèles d’historicité. Éléments d’épistémologie réflexive », RFSP, 61 (6), décembre.
Montiglio S., 1994, « Prises de parole, prises de silence dans l’espace public athénien », Politix, 26.
Ross D., 2004, Violent Democracy, Cambridge, Cambridge University Press.
Sartori G., 1994, « Bien comparer, mal comparer », Revue internationale de politique comparée, « Où va la politique comparée ? », 1 (1), avril.
Taïeb E., 2013, « La fabrique d’un intolérable. Exécutions publiques et police des sensibilités », Vingtième siècle (à paraître).
Veyne P., 1976, L’inventaire des différences, Paris, Seuil.
[1] Pas de généalogie unique, disent les auteurs (p. 13).
[2] Page 107.