Quelques enjeux méthodologiques et historiographiques

Par Alain Chatriot

Je voudrais revenir sur trois dimensions. Brièvement d’abord quelques remarques sur la méthodologie et les rapports disciplinaires entre sciences sociales. En deuxième point, j’aborderai les quatre questions qui sont proposées à la fin de l’introduction. Au-delà de leur simplicité apparente, elles constituent un vrai acquis de ce qui apparaît davantage comme un travail collectif qu’une entreprise comparatiste. Enfin, j’essaierai de revenir sur la question des frontières de l’objet.

Le débat sur les frontières disciplinaires et les choix méthodologiques me semble parfois un peu vain tant on sait qu’il ne s’agit pas que d’un simple débat intellectuel (Offerlé, Rousso, 2008). La question qui constitue cependant une vraie césure est la suivante: considère-t-on que l’Histoire est une science sociale ou pas ? Il est certain que beaucoup de gens considèrent que l’Histoire n’a pas à être une science sociale. Dans ce cas-là, il est vrai qu’avec ces collègues, la discussion sur le type d’objet que nous propose ce numéro est tout de suite plus difficile. Mais, j’ajouterai avec provocation, il faut être « socio-historien » pour aimer les historiens qui pensent que l’Histoire n’est pas une science sociale ! Si, en revanche, on considère que l’Histoire est aussi une science sociale, beaucoup de questions deviennent toutes relatives (Prochasson, 2012). Le mot même d’« historicisation » paraît simplement résumer le travail de l’historien.

Deuxième élément sur la méthodologie : la maîtrise de la littérature sur les questions de comparaison faite dans l’introduction du numéro est impressionnante. Je ne peux qu’approuver les nombreuses références mobilisées : Marc Bloch, pour une fois, est invoqué pas seulement comme divinité tutélaire mais avec précision et finesse. Personnellement, j’ai aussi plaisir à ce que soit cité l’article très intéressant qu’avaient coécrit Sandrine Kott et Thierry Nadau, aujourd’hui décédé (Kott, Nadau, 1994). L’introduction pose aussi largement la question de la comparaison en relation avec les transferts et circulations : c’est aujourd’hui un débat important chez une partie des historiens et des chercheurs en sciences sociales. Cela permet de ne pas mélanger des phénomènes de nature différente. Pour autant, les objets traités par la suite mettent un peu à distance cette question des transferts, qui n’est pas au cœur des terrains déployés dans le numéro. L’entreprise d’études des transferts et la confrontation de terrains de natures très différentes, puisque synchroniques ou diachroniques, permettent de déconstruire des discours qui naturaliseraient des réalités et des constructions sociales, et en particulier pour ces questions de participation, le discours très construit de l’innovation. Plus largement, comme l’écrivait Paul Veyne dans une belle une formule, un des enjeux pour l’historien est, par ce type de réflexions, d’« allonger son questionnaire » par rapport à son objet. Si l’expression peut paraître simple, c’est véritablement ce à quoi a abouti  ce travail collectif et c’est tout sauf négligeable.

Une autre réaction vis-à-vis de l’introduction : l’intérêt de se consacrer à l’histoire des pratiques. Cela oblige à une réflexion un peu approfondie sur les sources que l’on peut mobiliser. Mais ça ne veut pas dire pour autant que ces sources soient inexistantes. Ou plus exactement, elles seront inexistantes comme toutes sortes de sources peuvent manquer pour un travail de recherche.

Pour autant, à certains moments, à la lecture, je me suis un peu interrogé sur un point. Je trouve que parfois on se situe davantage dans un ressort classiquement monographique, que dans une logique s’inspirant des apports de la micro-histoire. Mais cette question concerne toutes les sciences sociales. C’est par exemple l’enjeu de ce à quoi peut correspondre en histoire une posture descriptive ; mais une posture descriptive qui n’oublierait pas sa construction de l’objet, son rapport aux idées, aux concepts, à leur transfert.

Deux dernières brèves remarques sur le côté historiographie et méthodologie : j’approuve tout à fait non pas la réfutation mais la mise à distance de la question génétique (même si c’est une mise à distance temporaire). On peut s’intéresser aussi, en science politique, à des objets historiques pas seulement dans des démarches généalogiques. On sait bien à la fois tous les apports et toutes les limites, surtout si les généalogies sont mal faites, de ce type de démarches. Ne pas se refuser cette possibilité de travail, mais ne pas en faire la seule condition d’un rapport à l’histoire sur un certain nombre d’objets me paraît essentiel.

Dernier point sur les questions de méthode : le terme d’« histoire utile » employé dans l’introduction me semble problématique car le mot est très piégé. J’entends bien l’effet de réflexivité de la connaissance produite et la vision du rôle du chercheur en sciences sociales par rapport à la société que l’on peut développer ; mais la référence est un peu rapide et imprécise.

Je suis assez longuement revenu sur ces questions disciplinaires et méthodologiques car la qualité de l’introduction y incite. Mais la qualité du numéro réside aussi dans le fait que les articles proposés donnent des occasions de réflexion sur les pistes ainsi tracées. On peut le voir jusqu’au remarquable entretien fait avec Bernard Manin. Autre grand acquis de ce travail collectif, les quatre questions proposées à la fin de l’introduction.

Je serai bref sur la première les « raisons de la participation » car je vais y revenir autour des frontières de l’objet d’études. « Pacifier les conflits » est une des réponses, je la crois très juste mais j’ajouterai immédiatement « pas seulement ». En tout cas, il est nécessaire d’essayer de mieux comprendre les différentes raisons des acteurs pour participer à ce type de phénomène politique et social (Rosanvallon, 2006).

« Les acteurs de la participation », le deuxième axe, me paraît essentiel. Il est dit avec beaucoup de justesse que la question ne se résume pas aux débats sur la représentativité. La question de la représentativité, c’est aussi une grande question historique et pas seulement une question « très contemporaine » comme il est dit dans l’introduction. Je suis tout à fait d’accord pour dire que les acteurs de la participation, ça n’est pas simplement la représentativité et les inégalités face à la participation, mais c’est aussi cela… et historiquement cette question  ne se limite pas à la simple confiscation d’un pouvoir ou à la réattribution d’un pouvoir très limité qu’on distribuerait comme une manière d’obtenir simplement du consentement. Je pense que cette question des acteurs est essentielle, et la question de la représentativité peut permettre d’aller plus loin dans son analyse (Chatriot, 2007).

Le « où » et le « comment » (cela a été résumé par la question des formes de la participation) déploient un nombre de questions absolument considérables. Se posent en effet des questions sur les lieux, et j’allais dire, à la lecture des contributions, c’est parfois ce qui m’a le plus manqué… en tout cas, en tant que lecteur j’ai été un peu frustré ! J’aurais parfois voulu en savoir davantage sur des dimensions matérielles de la participation, parce qu’elles me semblent particulièrement intéressantes. Il y a tout le côté procédure. Il est d’ailleurs à noter que le vote se repose dans ce type d’instances comme une manière de clore une délibération. Ça nous rappelle bien qu’il y a aussi cette dimension dans le vote, et pas simplement la dimension, évidemment, de la délégation, mais aussi la dimension d’arrêt – par un compte arithmétique – possible d’une délibération (Rosanvallon, 2008). Les questions très matérielles, les questions de financement, sont des questions que peu des textes rassemblées abordent directement. Certes, on a souvent des déficits de sources sur ces questions-là. Mais pourtant, je crois qu’on a là une piste pour aller encore plus finement dans des enjeux qui sont majeurs sur la plus ou moins grande institutionnalisation des formes de la participation.

Et puis le quatrième axe, « les effets de la participation », qui est peut-être celui qui dans sa formulation me satisfait le moins. Ou plus exactement, je trouve sa formalisation dans le discours un peu caricaturale par rapport à l’importance de la question. Le traitement de ce type d’objets, et donc, la compréhension qu’on peut avoir des fonctionnements des formes de participation, ne peuvent pas faire l’économie, d’une étude de l’économie générale de la représentation et des institutions du moment où elles s’inscrivent. Si la nécessité de cette étude est sans doute amplement accordée, elle est bien sûr beaucoup plus difficile à réaliser. Pour autant, ce n’est que dans ce cadre là qu’on peut mieux comprendre des effets de cette participation. Je pense que c’est difficile de vouloir comprendre les effets de procédures participatives en faisant abstraction du régime général institutionnel, politique et social dans lequel elles s’inscrivent… Alors, on peut dire que c’est le contexte, mais c’est un peu plus précis que le contexte, mot toujours un peu flou. Et ce n’est pas – même si je pense que c’est par ailleurs très intéressant – simplement la question de la circulation des formes rhétoriques à un moment donné. Je pense que c’est aussi un rapport à la construction d’une prise de décision.

Ceci m’amène à évoquer les frontières de l’objet participation à la lumière des différents textes du numéro. La définition retenue, est celle de la « Participation citoyenne aux négociations et au débat public, ainsi qu’au processus d’expertise et de décision ». Or, si on retire le mot de « citoyen », qui est à la fois central mais très ambigu à travers les différents terrains traités, la définition de l’objet devient celle de la « participation aux négociations et au débat public ainsi qu’au processus d’expertise et de décision », et là, d’un seul coup, l’objet devient une bonne partie du politique.

On peut considérer que le papier sur les enquêtes de Frédéric Graber est une contribution à la limite de la démarche, mais non seulement parce qu’il ramène la question du judiciaire avec de la profondeur historique et de la comparaison internationale, mais aussi parce qu’il insiste sur cette dimension moins aperçue mais considérable du sujet : celle de la consultation et de la circulation de l’information voulues par les pouvoirs publics. Il est aussi très important pour une autre raison qui réside dans le fait qu’il pose clairement la question du rapport au territoire dans le processus qu’il étudie. On retrouve alors l’enjeu des échelles d’intervention de ce type d’organisations de la participation.

Dans les travaux de Claire Lemercier comme dans les miens, nous avons montré combien historiquement l’Etat pouvait, par la création d’institutions économiques et sociales, chercher à maîtriser une information sur la société qui pouvait lui manquer (Chatriot, Lemercier, 2012). Ainsi, si la dimension de pacification des conflits est présente dans ses dispositifs participatifs, il convient aussi de les regarder sans présupposer un cynisme étatique absolu. Ces dispositifs sont aussi une manière de « publiciser » des intérêts divergents. C’est une thématique très présente dans tous les débats sur la représentation professionnelle au début du XXe siècle : pour éviter les influences occultes sur les parlementaires, il faut obtenir une reconnaissance d’autres formes de représentation et donc de participation. Ce n’est bien sûr pas le seul élément de ces débats, mais on retrouve ici un élément clef dans l’histoire des dispositifs de participation : la question du rapport à la publicité des débats et des procédures.

A partir de ce travail collectif, on peut, au-delà des formes historiques de la participation politique, amorcer une possible réflexion sur le rapport entre les administrations et la société civile – même si le terme prête à débat (Chatriot, 2009). En décalant le regard sur cette dimension, on se confronte directement au monde syndical et au monde associatif… Au fond, le monde syndical, c’est aussi reposer la question du rapport aux politiques, pensé d’abord comme une alternative aux politiques, puis pensé comme une acceptation d’un certain politique dans un certain cadre, avec des espaces d’interactions plus ou moins institutionnalisés (Chatriot, 2002). Et lorsque ces espaces d’interactions sont institutionnalisés, on retrouve toutes la grille d’analyse proposée : les raisons de la participation ; les acteurs de la participation avec, ô combien, la question de la représentativité ; le « où » et le « comment » on participe ; et on retrouve enfin de manière intéressante la question des effets de la participation.

Et donc, si on accepte de réfléchir aussi en termes de frontière de l’objet, je pense qu’on peut le voir du côté des institutionnalisations et des moments instituant, et effectivement s’est alors la question de la révolution qui est posée. Mais on peut aussi, peut-être, questionner à nouveau la place de l’individu/citoyen dans les dispositifs de participation, et à partir du questionnement tel qu’élaboré à la fin de l’introduction, reconsidérer beaucoup d’autres objets.

Bibliographie

Chatriot A., 2002, La démocratie sociale à la française. L’expérience du Conseil National Economique, 1924-1940, Paris, La Découverte.

Chatriot A., 2007, « Les apories de la représentation de la société civile. Débats et expériences autour des compositions successives des assemblées consultatives en France au XXe siècle », Revue française de droit constitutionnel, 71, p. 535-555.

Chatriot A., 2009, « La société civile redécouverte : quelques perspectives françaises », Discussion Papers, WZB, SP IV, 29 p. http://bibliothek.wzb.eu/pdf/2009/iv09-402.pdf (accès le 07/01/2013).

Chatriot A., Lemercier C., 2012, « Institutions et histoire économique », in J.-C. Daumas (dir.), L’histoire économique en mouvement entre héritages et renouvellements, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, p. 143-165.

Kott S., Nadau T., 1994, « Pour une pratique de l’histoire sociale comparative », Genèses, 17, p. 103-111.

Offerlé M., Rousso H. (dir.), 2008, La fabrique interdisciplinaire. Histoire et science politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Prochasson C. (dir.), 2012, Faire des sciences sociales, 3 vol., Paris, éditions de l’EHESS.

Rosanvallon P., 2006, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Le Seuil.

Rosanvallon P., 2008, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Le Seuil.

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